Blog2Bar – Soleil de bière sur une plage de pinottes, Scheveningen (29 avril 2010)

Le disque rayé bégayait dans les hauts parleurs et une maman remontée demandait à sa descendance aux courtes culottes d’avoir l’obligeance d’exister en silence. « La vie est déjà assez dure comme ça, mince ! » soupirait-elle en replongeant le nez dans son cocktail multicolore. Toute la ville était là, serrée sur la plage dorée de Scheveningen en cette veille de fête nationale. « Tu sais ce qu’on célèbre demain Rouki ? » demandait un marin moustachu à son fox-terrier en lui tenant la patte. «  La Reine, Rouki, on fête la dame à la couronne. Je t’ai montré sa photo tout à l’heure, tu te souviens ? – Wouf ! » répondit le cabot en remuant la queue. Un ado tendeur d’oreille ricanait à la table d’à côté puis se remit les doigts dans le nez en fredonnant « Aan de Kust ».

La serveuse passait de table en table pour remplir les lampes d’alcool avec un jerrycan rose. « J’ai soif ! » cria un mari desséché au front rouge.

«  Je peux pas tout faire à la fois monsieur, vous croyez que ces lampes vont se remplir toutes seules ?

– J’en ai rien à faire de tes lampes, il est deux heures de l’aprem cocotte et il fait soif !

– Faut vous adresser à Ary, monsieur, c’est lui le patron, c’est lui qui décide. Depuis que sa mère lui a offert ce bouquin sur le management il arrête pas de nous faire faire toutes les tâches dans le désordre. Il dit que ça nous fait des gains de productivité et que ça perturbe la concurrence parce qu’on devient imprévisibles. C’est un peu comme les ninjas, ils mettent une cagoule comme ça on peut pas savoir ce qu’ils pensent, vous voyez c’que j’veux dire ?

– J’ai soif bordel !!!

– Allons monsieur, c’est pas la peine de jurer, il y a des enfants ici quand même ! Qu’est-ce que j’vous sers ?

– De la bière Frauke, beaucoup de bière !

– Comment vous savez que je m’appelle Frauke ?

– J’suis médium chérie, mais là tu vois, j’suis pas vraiment d’humeur à causer, j’ai besoin d’un glouglou avec des glaçons, tu piges ? ».

La fête de plage battait son plein. Trois papas bedonnants gratifiaient l’assistance d’une danse du ventre torride au son d’Independent Women des Destiny’s Child. Rouki faisait de l’œil à une grand-mère dégustatrice dans l’espoir d’obtenir d’elle une brochette de poulet saté. Mamie si tu me donnes ta barbak, tu feras de moi l’animal le plus heureux de la terre. Mamie, toi et moi on a beaucoup de choses à vivre ensemble, rapproche toi un peu et amène ton assiette.

Rouki, son maître et moi-même aimions profondément les cacahuètes. Croquer une poignée de pinottes était un plaisir que nous nous refusions rarement, alors en écraser des milliers pour en extraire l’intime substance et y tremper la patte grillée de quelque animal plumesque était évidemment pour nous une perspective enivrante. Avec le saté, l’Indonésie offrait au monde le plus troublant de nos fantasmes. Rouki, son marin et moi avions les yeux fixés sur mère-grand qui ôtait d’une main experte les grillades de la broche. Allait-elle céder à ses pulsions égoïstes ou se laisserait-elle séduire par l’idée d’un plaisir partagé, d’une chair croquée simultanément, quatre bouches qui n’en font plus qu’une ?

La serveuse m’apporta une bière en disant quatre cinquante. Je la regardai en coin, elle me glissa une note. Elle allait soulager ma poche de ses dernières pièces, dépourvoir mon destin d’amitiés métalliques, soudain dans cet abîme de détresse absolue, dans cette prison de sable où le désespoir tue, à travers la cervoise lumineuse je l’ai vue. Une coupelle apportée par la sainte providence, une corne d’abondance remplie jusqu’à l’ivresse d’arachides salées et d’amandes un peu rances. Un soleil de bière sur une plage de pinottes. Un océan d’amour sur une terre de désirs. La bière pétillait fort, le chien devenait loup, le marin décoiffé naviguait sur sa chaise et j’avais dans le cœur toute la musique du monde. Rouki avait gagné mais cela ne comptait plus. Ronge ma petite bête, ronge ton os de brochette, chante mon petit cœur, chante l’amour de la vie. Le soleil est luisant, la plage fait envie, dans ma main la bière brille, dans ma bouche les pinottes crépitent avec le jour, étincellent dans la nuit, c’est en buvant la lie que ce chant nous unit.

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